OSAMU UCHIDA

HAUT-MÉDOC

En plus de raisins sains qui font des vins fous, les Moussis d’Arsac cultivent la puce à l’oreille : un vigneron japonais s’est installé chez les Rothschild. On tient un scoop. La soif nous conduit donc par un beau matin de septembre à Cissac-Médoc, entre Pauillac et Saint-Estèphe, où un grand type au cheveu fou dirige une vendange millimétrique en lisière de forêt. La vigne dégage une énergie surréaliste. Les vendangeurs, en solaires et bottes de rizière, sortent tout droit d’un Miyazaki. On s’attend à voir débouler un wapiti géant à visage humain. Le vigneron japonais porte une combi floquée aux couleurs du cabernet : Domaine UCHIDA. La suite est dans le même esprit : une petite maison des faubourgs de Pauillac avec deux poules dans un potager, des barriques dans un garage, une sauce soja qui fermente dans des fûts de Margaux, des sushis médocains sur la table. On enlève ses pompes à l’entrée sans se forcer. Le vin s’appelle Miracle et il régale : un pur cabernet sauvignon qui fait des roues arrières dans un champ de fraises. Un sacré choc. Et pas mal de questions. « Mon histoire ? C’est l’histoire d’un japonais qui débarque tout seul dans le Médoc, sans argent, sans amis, sans outils, mais qui réussit quand même à faire du vin. C’est pour ça, Miracle… »

Osamu Uchida est né en 1977 à Hiroshima, entre les cabanes à huîtres du front de mer et l’épicerie parentale du centre-ville. Ses années collège sont marathon : cinq kilomètres au trot tous les matins avant d’entrer en classe. Un bon niveau départemental lui vaut d’être débauché à seize ans par le lycée d’Okayama pour un internat d’excellence : il court toujours, parfois attaché par une corde au scooter du prof d’EPS. A vingt-et-un ans, c’est l’appel du large : Osamu débarque en France pour une tournée du vignoble, va enchaîner les stages et les vendanges en boulimique, découvrir la Côte Rôtie, le Val de Loire, le Banyuls et Bordeaux. « J’ai visité trois-cents châteaux en moto-cross. A l’époque, il fallait réserver par fax. Il n’y avait pas de GPS, j’ai dû mémoriser chaque itinéraire. Je me perdais tout le temps. » Il trouvera quand même Figeac, où il est reçu par le châtelain en personne, Thierry Manoncourt, qui lui offre une bouteille de son année de naissance. Dans ce marathon des châteaux, il sera logé un temps au domaine Haut Brugas 

 à Listrac, chez le légendaire Jean-Claude Bispalie. Ce dernier lui inculque quelques bases de français : l’art de la vigne, la découpe du gigot, la grande noblesse d’âme des vins de table médocains. Le domaine et son propriétaire ont aujourd’hui disparu. Pour réaliser son rêve vigneron, Osamu n’a pas choisi la facilité : Pauillac, Olympe du Médoc viticole, trois premiers crus dans le quinté de tête, des quais réaménagés pour les  croisières, une élite qui ne joue pas l’ouverture. On n’a pas encore, de mémoire, spotté de vignerons japonais, mexicains ou néo-zélandais sur l’appellation. Mais Osamu positive. Son intégration passera par le club d’athlétisme local, le Centre Médoc Athlé, où les employés des châteaux voisins préparent, deux fois par semaine, le marathon de septembre. Au programme : décrassage, endurance et bar des sportifs. Sur la piste, le maître de chai de Pichon cause chasse à la bécasse avec le cuistot de Lagrange, le tractoriste de Palmer court avec le jardinier de Pontet-Canet, le directeur export de Sociando-Mallet avec la comptable de Haut-Marbuzet. Un casting très 1855. Après l’effort, on trinque parfois en short-baskets, autour d’un second vin ou d’une petite bière.

Téméraire, l’OVNI communal se fera taquiner sur son premier millésime, jugé trop jeune et trop dilué. « Je savais que mon vin ne plairait pas aux médocains. J’ai beaucoup de respect pour le Médoc et ses vins, mais je ne fais pas la même chose. Je suis d’une autre génération. La voie que j’ai choisie est différente. » Depuis, Osamu ne fait plus goûter son vin dans le vestiaire. A la place, il amène du gamay. En 2015, le marathonien se lance et prend en fermage une parcelle tardive de soixante ares de cabernets en bio à Cissac-Médoc, en lisière de forêt. La forêt amène de la fraîcheur et de la biodiversité. Dans le sol, sous les sables, les argiles font leur poterie à l’eau de pluie, la vigne ne connait pas la soif. Les doses de cuivre sont réduites au minimum. Sur la parcelle, un enjambeur Bobard des années soixante, steampunk comme pas permis, vient mécaniser tout ça. La bête est increvable, mais pas vraiment indiquée pour des labours en souplesse. Osamu coince dans les racines, manque plusieurs fois d’arracher un pied de vigne, demande de l’aide.

Les Moussis, vigneronnes au grand coeur, viennent en voisines avec leurs chevaux de trait breton pour bichonner entre les rangs. Une solidarité de proximité. En remerciement de quoi, Osamu, qui joint les deux bouts comme guide touristique pour des japonais assoiffés, ne manquera pas de placer une petite étape « artisanat » chez les copines sur la route des grands châteaux. La première vendange de Miracle n’est pas confort. Sans pied-à-terre sur place, le vigneron est contraint de faire la navette au départ de Bordeaux pour aller travailler sa vigne, sécateur en poche. Un coup en bus, un coup en voiture de location, un coup obligé de faire du stop quand le bus retour oublie de s’arrêter. Moins de quinze jours avant la date prévue pour ses premières vendanges, il se dégote une petite maison de location, avec un bout de jardin et un garage sans portes. Mais toujours pas de vendangeurs. Son salut viendra d’un petit resto espagnol du coeur de Pauillac, dont le nom s’est perdu dans les méandres de la Garonne. Un mirage avec une carte de tapas bon marché. Osamu échoue souvent là-bas, seul le soir, après une longue journée passée à la vigne. Les habitués du lieu sont des gloires tombées d’une étoile, l’un d’eux vit sur un rafiot amarré dans le port. Le patron, un dénommé José, propose de prêter sa camionnette. Tous fileront la patte pour vendanger le premier Miracle.

** Vinifié dans l’inox et la débrouille, façonné dans le béton et la vieille barrique, Miracle sort du bois après un an d’élevage, à hauteur de quinze-cents bouteilles. Le vin est sain et digeste, le soufre à la mise minimal, les tannins en mode avion. C’est un rouge « atypique », une carbo de cabernet sauvignon avec une moitié de grappes entières et un nez de violette, qui vise le grand ordinaire des derniers mohicans : Bel Air-Marquis d’Aligre, Jaugaret, Haut-Brugas. Les dégustateurs de l’agrément Haut-Médoc se montrent moins unanimes : ce vin qu’on leur présente titre un tout petit 11,5° d’alcool, un manque de concentration suspect au pays de Chaptal. « C’est difficile d’amener le cabernet d’ici à pleine maturité, de sortir naturellement des jus à 12 ou 13° d’alcool. Tout le monde m’a conseillé de chaptaliser, de chauffer ma cuve, de piger plus fort, d’ajouter du tannin. Ils trouvaient mon vin trop dilué. Mais le vin est comme il est, je l’aime au naturel. Je préfère ne rien sortir plutôt qu’ajouter des copeaux, du sucre ou je ne sais quoi.  

Dans mon dictionnaire, la chaptalisation, ça n’existe pas. » Avec les années, viennent l’expérience et une certaine autonomie. Les millésimes de Miracle se suivent et ne se ressemblent pas vraiment : un 2016 moins dans l’urgence et plus décontracté ; un 2017 annulé pour cause de gel, mais compensé par deux cuvées sans soufre vinifiées en jarre, les Phéromone blanc (100% sauvignon gris) et rouge (100% cabernet sauvignon) ; et un 2018 qui gagne en structure et en complexité, toujours assemblé avec les moyens du garage, mais à partir de trois contenants différents : la cuve inox, le vieux bois et la terre cuite. Pour la suite, l’ambition du vigneron japonais, c’est d’aller vers toujours plus de naturel et d’entrer en biodynamie. Pour aller chercher plus de saveurs, de vigueur, de vivant. Ça ne coûte littéralement rien d’essayer – cent grammes de bouse à l’hectare, des orties, un bouquet d’achillées, la prêle vendangée à l’arrache dans le champ du voisin – à part beaucoup de temps. Deux fois par semaine, Osamu pulvérise sa silice dans les vignes avant le coucher du soleil, et file ensuite au stade pour faire son footing avec les grands crus. Une phase d’observation avant d’aller plus loin. La biodynamie, c’est beaucoup de travail pour un seul homme. Même pour un super-guerrier qui prépare depuis quarante ans le marathon du Médoc. « Je n’ai pas l’ambition de devenir un grand vigneron. J’ai beaucoup donné à mon premier millésime. C’est comme si j’étais aveugle et que j’entrais dans une chambre noire. J’ai beaucoup tâtonné, pas à pas, je me suis cogné aux murs, j’essayais de suivre mon vin. On m’a dit qu’il était trop léger, que ce n’était même pas du vin. Une piquette de grand-père ! Mais des gens ont cru en moi, m’ont encouragé. Ça m’a rassuré. Si je m’étais loupé en 2015, je n’aurais pas continué. Moi, à la base, je voulais juste réussir à faire du vin. Juste une fois. » • « Je ne suis pas vigneron tous les jours. J’ai besoin de varier : un jour à la vigne, un autre au chai, un jour comme guide, un autre comme dégustateur. Tous les vignerons ne peuvent pas se le permettre, mais moi j’y trouve mon équilibre. Je pense que toutes les expériences sont complémentaires. Aucune n’est inutile. Chacune est un point qui trouve sa place dans un ensemble. Au bout de dix ans, deux points font un trait. Et ainsi de suite, jusqu’à recouvrir une page entière. »

Texte de Dante Noleau dans FUSÉES

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