LES CHAIS DU PORT DE LA LUNE

VIN DE FRANCE

C’est l’histoire d’un Monsieur Problèmes, que les plus grands châteaux appelaient au secours à la moindre alerte. De Pauillac à Saint-Émilion et de Pessac au fin fond des Côtes, qu’il neige ou qu’il grêle, l’oenologue accourait pour rectifier un assaisonnement, épicer un fond de sauce, sauver une cuve mal engagée. Mais le soir venu, ce Docteur Jerry se transformait en Mister Love dans l’intimité de son chez-lui, pressant du raisin dans sa baignoire, bouchant sans vergogne les canalisations de l’immeuble avec des peaux de merlots et cabernets rapatriés dans un vieux break au coeur de la nuit. Son tout premier vin domestique, vinifié dans une cuve résine bâchée côté salon, s’appelait Borderline et il portait bien son nom : un jus schizoïde, frais comme une soirée bandas dans un quarante mètres carrés. Pas exactement un vin d’oenologue, donc. Mais une idée bourrée de panache pour réconcilier Bordeaux avec son histoire : le négoce et la nuit électrique.

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Tarbais de coeur et d’esprit, Laurent Bordes est champion du monde de garbure et diplômé d’oenologie. À ce dernier titre, il n’a pas lu le traité référence de Ribéreau-Gayon, pavé de deux fois trois cent pages, « pointu mais trop déconnecté des réalités paysannes », lui préférant le guide des pratiques biodynamiques de Pierre Masson. Son diplôme en poche, il ne file pas non plus en Nouvelle-Zélande, comme le veut la tradition, faire du sauvignon pétard dans des wineries grandes comme la ville de Bois-Colombes. Ce fils d’homéopathe, qui se rêvait ébéniste et bricolait sa propre balançoire à l’âge de huit ans, a un parcours plus nuancé. D’abord, une expérience avec la biodynamie au Château Fonroque, grand cru de Saint-Émilion, qui lui donne une base de valeurs. Derrière, cinq ans comme technicien sur les vignobles Moueix aux quatre coins de Pomerol, cent-trente parcelles sur quatre-vingtdix hectares de vignes au bas mot, qui le forment à la viticulture de précision. Il cotoie alors les grands de la vigne : Michel Falquier, chef de culture maison, et Michel Duclos, le roi de la taille. Avec eux, il apprend le feeling et le karma, « à sentir la plante, ne jamais trop en demander à un pied. » La suite, c’est une pige d’un an comme assistant winemaker 

chez Dominus Estate à Yountville, au coeur de Napa et de la rigueur viticole américaine. Là-bas, tout est neuf et tout est sauvage. Avant un retour aux fondamentaux : Latour à Pauillac, sur un millésime 2013 compliqué niveau raisin, et Pétrus, « les plus beaux merlots que j’ai goûtés de ma vie ». Il y croise François Veyssière, maître de chai historique du domaine, et Jean-Claude Berrouet, artisan du mythe pendant cinquante ans, « un pur oenologue à l’ancienne, un ciseleur de grands vins, fins, droits, élégants ». Laurent apprend l’équilibre, le potentiel du raisin, le merlot en culotte de velours. Toutes ces expériences, bout-à-bout, font un technicien inspiré. Sur un malentendu, suivront cinq années comme oenologue-conseil pour un grand labo bordelais, à dérouler des protocoles de séduction pour tel ou tel marché : mon premier aime le blanc levuré, mon second le sucre vanillé, mon dernier la barrique neuve. Le job, standardiser la nature, construire un vin en dépit du raisin, faire du Parker. Cette dernière brique sur le CV, c’est la boîte à outils parfaite pour s’émanciper des conventions.

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A partir de là, c’est un peu Lost Highway dans la tête de Laurent. Ballotté entre les protocoles mille-feuilles et son vin de baignoire, les apéros techniques en doudoune sans manche et les vins oranges qui sentent le gymnase, le créatif contrarié choisit la liberté : « Le monde du vin nature a eu un impact énorme. J’ai vu des vignerons qui sortaient de nulle part, complètement libérés des cahiers des charges, prendre tous les risques pour rester maîtres de leurs vins. J’ai trouvé ça très courageux. » Le projet se précise : un chai urbain à la française, comme à Brooklyn mais à Bordeaux. Un concept encore un peu « WAHOU » en France, où terroir n’est pas un mot léger. Pour les douanes aussi, le concept de vinification intramuros est carrément « WAHOU ». Annica Landais-Haapa, juriste finlandaise rencontrée chez Latour et spécialiste du secteur viticole, se greffe au projet pour en blinder les zones floues. La première année, Laurent fait du Tétris dans son garage des Chartrons avec quatre cuves résine et une clio trois portes. 

Mais rapidement, un local hors normes propulse le projet dans l’inconnu : un ancien blockhaus nazi des quartiers Nord de la ville, à Bacalan, planqué dans une cité-jardin des années cinquante en pleine rénovation, la Cité Claveau. 

Pour ce nouveau chasseur-cueilleur du genre urbain, le bon grain est sourcé sur un grand quart Sud-Ouest du pays (Bergerac, Madiran, Blaye, Gaillac), avec des incursions remarquées en Loire et en Beaujolais. Et c’est avant tout une affaire de ressenti. « J’ai besoin de passer du temps dans la vigne, de la sentir en place, à l’équilibre. Je vais ramasser un raisin que je ne connais pas, et lui donner toute mon énergie. Il n’y a pas de place pour l’impro ». La vendange est ensuite rapatriée en camion frigo, à fond les ballons, pour être pressée au blockhaus.  Parmi les vignerons-partenaires, en bio ou en conversion avancée, liés aux Chais par un pacte éthique, on trouve : Aude Duval et Sylvain Ohayon du domaine de l’Astré à Sainte-Foy-la-Grande, « de belles âmes, une belle connexion » ; Manuel Rémon, vigneron-paysan à la Rune dans les Corbières, dont les syrahs de garrigue font danser sur les tables ; et Jean-François Debourg, vigneron au pays des Pierres Dorées dans le Beaujolais Sud. Le vin n’existe encore pas au moment des vendanges, ni quand démarrent les fermentations. Il faut attendre que le jus se pose. Il parlera à la fin de l’hiver.  La suite, c’est de la cuisine d’assemblage : on part d’une maturité de raisin pour construire un équilibre. Paysan des villes, négociant des champs, Laurent peint des aquarelles avec ses raisins, mais sans excès : droiture, équilibre, pas de grand huit dans la bouche et le plus de longueur possible. « Aujourd’hui, tout le monde est dans l’excès. On fait des IPA simples, doubles, triples. Dans le vin c’est pareil, il faut être toujours plus nature, la volatile monte à des niveaux imbuvables. Ça gomme le terroir, tout finit par goûter pareil. » Au chai, pas de carbo ni de semi-carbo, mais des fermentations sans stress, de l’extraction si nécessaire. Des vins éphémères qui survivent à l’air libre et évoluent en bouteille selon l’humeur du jour. La définition d’un vin vivant.

Son premier vin, Prélude, est un ermitage hivernal mixant merlot de Bergerac, cab-sauv de Blaye et syrah des Corbières. Suivront le blanc Octave, une diagonale de viogniers sur un axe beaujolais-madiran, et le rouge Fugue, vin de grand soif sur base syrah-gamay-tannat dans une équation épicesglouglou-tannins. 2019. L’odyssée suit son cours. Laurent a passé le permis remorque et attache son jean avec un tendeur. Les vins se boivent à Paris, Bordeaux, Biarritz, livrés en bicyclette ou au cul du camion. Quand le raisin le permet, Laurent sort aussi du bunker des cuvées spéciales hyper pop-up pour des potes restaurateurs de Bordeaux, comme ceux de la cave à manger Echo. On parle d’un tirage de cinq cents bouteilles et d’un assemblage (encore) inédit à base de syrah, merlot, gamay et tannat. Inédit est un doux euphémisme dans ce cas précis. Un écosystème local qui englobe aussi l’imprimeur (Octopus), le studio de créa (Jeudi Soir), le street-artiste (A-MO) et le collectif food responsable (Gang of Food) s’est cristallisé autour du projet, pour lui donner une assise et une autonomie dans le temps. Pour le prochain batch, beaucoup de nouveautés, des vins pour l’hiver et d’autres pour l’été, des vieux grenaches brocantés dans les Corbières, des vieux cabernets francs à Chinon, du pinot noir à Limoux, du mauzac à Gaillac. On sera cette année sur vingt à trente mille cols sortis du blockhaus, des volumes où la distribution au cul du camion trouve ses limites. Il va falloir pousser les murs, trouver sa place, faire taire les critiques en déracinement souvent entendues, paradoxalement, dans la bouche de vigneronsdéclassés qui pratiquent le négoce. Laurent se donne dix ans pour éteindre tout malentendu. •

« Je ne fais pas n’importe quoi. Je travaille dans le respect et le potentiel de chaque terroir. Le problème des appellations, c’est qu’elles sont obsolètes. Elles ont été inventées pour cadrer la piquette du grand-père. Les cahiers des charges mettent dix ans à bouger pour de bêtes histoires de densité de plantation. Le vin doit aller plus vite que la tendance. Ça, les vins du Nouveau Monde l’ont bien compris. »

Texte de Dante Noleau pour FUSÉES

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