CHÂTEAU BRANDEAU

CASTILLON CÔTES DE BORDEAUX

1973, entre fleurs et verre pilé : Adam et Eve de Sheila, Raw Power des Stooges, Mouton Rothschild sur l’Olympe des Grands Crus Classés, Brandeau sous pavillon hippie.

Cette année-là, Monsieur et Madame King, couple de retraités californiens, rachètent pour une poignée de raisins un domaine de neuf hectares d’un seul tenant aux Salles-de-Castillon, dans l’ombre de Saint-Émilion. Brandeau est un château fermier, avec ses poules, ses cochons, ses moutons qui broutent des fleurs et son merlot à vendanger. Et chaque été, des routards célestes venus du monde entier, en vieille Simca ou en auto-stop, se collent des grappes derrière les oreilles sur le chemin de la coopérative. Le vin coule dans les veines de l’époque. Aujourd’hui, rien n’a changé, ou presque. Un locataire perpétue cet éden saisonnier, où se croisent toujours l’humain, l’animal et le végétal, dans une ambiance festive où le punk part en fanfare. 2014, bon pour la garde. Apôtre du mouvement perpétuel, Julien Voogt pose son sac à dos dans le bordelais après une vie de bourlingue, du Ghana au Maroc et des vignes du Marlborough jusqu’aux fermes en perma de Chiang Mai. Après des études de commerce sans grande conviction, ce wallon résidentiel, formé au goût dans les cuisines du bouclard paternel à Oisquercq, sent vite monter des envies de vin : le vin en partage, le vin en esprit, le vin quand le sens fait défaut. Sa quête le mène donc à Bordeaux, où l’académisme tape plus fort que le mildiou. Après son lot d’expériences pas passionnantes, ici et là, il fait une rencontre décisive en la personne de Michel Favard, artisan du mythe Château Meylet à Saint-Émilion. Meylet est un jardin secret, cultivé en biodynamie depuis plus de trente ans, le vin qu’on y fait transpire la passion et la poésie. Pendant deux ans et demi, Julien désapprend donc les artifices (le soufre, les tanins, l’ajout de sucre) pour ce qu’on n’apprend pas en viti-oeno : l’inertie et la cinétique, le respect du vivant, la résilience de la vigne, le naturel, que le vin est une suite d’attentions et d’impulsions. Il se prend à rêver d’un lopin de terre à lui, où il pourra s’ancrer, planter des racines profondes et arroser sa fleur tous les jours. 

A Brandeau, les vignes respirent la liberté : plantées d’un seul tenant, bordées de bois et de fruitiers, levées pour certaines en arcure « à la Bob Marley », elles sont bossées sans chimie depuis l’ère hippie et certifiées en bio depuis Nirvana. Après une saison d’essai chez les propriétaires, Julien signe un fermage de neuf ans, indexé sur le cours du vrac, et démarre la grande aventure empirique du vin nature. Les bases sont saines, le bio amène de la fraîcheur et les labours sont confiés à un percheron de seize ans, Toby. Il faut apprendre à composer avec le climat local, nickel pour les cèpes et pour tout un tas de champis moins sympas comme le mildiou et l’oïdium, à l’aise par temps de pluie dans les rangs de vigne enherbés. Apprendre également à dealer avec le choix d’encépagement des générations précédentes. Le domaine est planté à 80% en merlot, un cépage qui a sale réputation : « C’est parce qu’il y en a trop. On peut faire de très belles choses avec du merlot. C’est un cépage rond, très flatteur, qui finit en pommade s’il est trop extrait, trop boisé, surtout avec les degrés qui montent. Mais vinifié autrement, sur la finesse ou en carbo, il donne des choses très florales. Mais oui, il gèle, il coule, il tombe malade quand tu le regardes… » Et le réchauffement n’arrangera pas son cas. Publicité vivante pour les cépages locaux, les Dernières Fleurs de Château Brandeau, un canon de beauté fringant, un hymne à la joie et à la fraîcheur assemblé à partir de merlots et cabernets rescapés des gelées d’avril 2017. Un épisode de gel terrible, pas vu dans le bordelais depuis 1991, avec des masses de froid qui stagnent en lisière de bois mais épargnent les vignes de bord de route. Pas une science exacte. Derrière, il faut regarder la vigne se reconstruire lentement, repousser en pagaille avec des pampres comme les flèches des cathédrales en bordure de l’A10, ronger son frein pour redémarrer ensuite. « C’est pas comme louper une blanquette. Un vigneron peut faire vingt, vingt-cinq, peutêtre trente fois du vin dans toute sa vie. C’est une cinétique lente. »

« Je trouve aberrant d’aller trafiquer ses jus sur des terroirs de fou comme ceux qu’on a. Les mecs ont des bombes atomiques juste sous leurs pieds, et foutent tout en l’air avec de la chimie. Ça fait des vins interchangeables, sans aucune personnalité... »

Le vin, c’est du temps en bouteille. Chaque année, d’avril jusqu’aux vendanges, ce temps est offert contre gîte et couvert par des volontaires en quête de sens et d’expériences : un boulanger californien en goguette avec son levain, une chimiste allemande qui dompte les tracteurs, un rouleur tyrolien arrivé placé dans le critérium de Castillon, un primitif flamand sans chemise sans pantalon, des suisses, des espagnols et des japonais. Une vingtaine de woofers loin de leur zone de confort, réunis pour construire, sur deux semaines ou deux mois, de jolis souvenirs de vin et de gamelles. « Le woofing, quand tu le vis, c’est assez magique. Cette dynamique de groupe positive qui s’installe autour d’un projet commun, qui fait que des gens qui ne se seraient jamais rencontrés autrement fusionnent, bougent et mangent ensemble. Ça donne foi en l’humain, c’est très beau à voir. » Et si la connexion n’est pas bonne ? « Tu passes juste moins de temps à table. » Il n’y a pas de variable stable avec le vin. Avec le temps et les éléments, le facteur humain entre à fond dans la composition des vins de Brandeau, des vins qui changent l’énergie en électricité, l’éphémère en alternatif. Des vins frais et digestes, qui vivent et font parler, simples ou plus compliqués, mais toujours diversifiés. La gamme de vins de Julien reflète cette diversité. D’un côté, des mono-cépages à siffler entre potes autour d’un combo rillettes-saucisson, du jus et du fruit, de l’inox, des filles et des garçons faciles : c’est le cabernet plein sud Franc Jeu et le merlot en bourguignonne Banzaï. De l’autre, des assemblages plus dans les clous de la région (ou moins en dehors, c’est selon) avec du pigeage à la main, du remontage au seau, du bois en toute discrétion : c’est la grande cuvée Château Brandeau et les Barriques d’Alice, élevées de douze à seize mois en demi-muid ou dans du tronconique extra-large. Sur 2019, les woofers y vont même de leur cuvée au parfum de violette, Gas Gas, hommage libre à Goran Bregović et son orchestre, passés comme des diables dans la nuit des vendanges. Une gamme qui nie les codes communément admis sur zone et autour (chimie, copeaux, étiquettes moches) pour parler de contact, d’émotion, de biodiversité, retranscrire dans le vin cette recherche d’équilibre naturel entre la plante et son sol : 

« Je trouve aberrant d’aller trafiquer ses jus sur des terroirs de fou comme ceux qu’on a. Les mecs ont des bombes atomiques juste sous leurs pieds, et foutent tout en l’air avec de la chimie. Ça fait des vins interchangeables, sans aucune personnalité… » La pleine lune attise chez Julien le blues de la basse saison, lui file des envies de clopes et d’insomnie, c’est le côté loup-garou du garçon. « La Lune est forte, elle influe sur tout le monde, elle lève des tempêtes et des moments de tourments. » Le vigneron envisage quand même d’entrer en biodynamie, pour aller vers plus de tension, de précision, pour se mettre à nouveau en danger après deux millésimes ingrats, entre prudence et résilience. Un long cheminement personnel, et une suite logique après les bonnes pratiques perpétuées à la vigne et au chai. L’idée de la jarre lui plaît bien aussi, lui qui trouve que l’élevage bois, même hyper modéré, assèche et dénature le vin. Et puis, pourquoi pas sortir la tête du merlot, planter du blanc, du malbec, de la syrah, plus de cabernet franc. Se marrer un peu quoi… Tout ça, si le bail est reconduit. Sinon, se dégoter un lopin de vigne à soi, ici ou là-bas, avec une cabane, un perron pour écouter les oiseaux et un poulailler pour la petite. Sa fleur est là, quelque part. Il ne faut pas planter dans le vide. • Toute valeur d’usage peut être produite de deux façons, en mettant en oeuvre deux modes de production : un mode autonome et un mode hétéronome. Ainsi, on peut apprendre en s’éveillant aux choses de la vie dans un milieu rempli de sens ; on peut aussi recevoir de l’éducation de la part d’un professeur payé pour cela. On peut se maintenir en bonne santé en menant une vie saine, hygiénique ; on peut aussi recevoir des soins de la part d’un thérapeute professionnel. On peut avoir un rapport à l’espace que l’on habite fondé sur des déplacements à faible vitesse : marche, bicyclette ; on peut aussi avoir un rapport instrumental à l’espace, le but étant de le franchir, de l’annuler, le plus rapidement possible, transporté par des engins à moteur. On peut rendre service à quelqu’un qui vous demande de l’aide ; on peut lui répondre : il y a des services pour cela. (La contreproductivité selon Ivan Illich. Un résumé, extrait de l’ouvrage de Jean- Pierre Dupuy : « Pour un catastrophisme éclairé ») 

Texte de Dante Nolleau dans FUSÉES

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